« Nous sommes des experts de l’expérience »

Thomas Woodtli a été parmi les premiers à s’inscrire aux groupes de parole du projet « Enfants placés en famille d’accueil – prochaine génération ». Ayant été lui-même enfant placé, il considère comme central l’échange avec les scientifiques et les politiques, comme il l’explique dans la présente interview.

 

Thomas Woodtli –à 34 ans, vous faites partie du groupe des « Careleaver ». Cette notion vous convient-elle ?

Non, cette notion est trop vague et peu significative à mes yeux. Mon parcours biographique a fait de moi tout simplement un « ancien enfant placé en famille d’accueil ». On a retiré à ma mère son droit de garde, et je suis donc arrivé à quatre ans déjà et pour plusieurs années dans un groupe d’hébergement pour jeunes enfants. J’ai été placé par la suite en famille d’accueil, jusqu’au jour où la directrice du foyer, que je connaissais d’avant, me prenne finalement chez elle en tant qu’enfant placé. À ma demande, il faut le préciser.

Vous pouviez participer aux décisions de manière autodéterminée ?

En effet, à douze ans, je savais clairement où je voulais vivre. Les différentes familles d’accueil qui m’ont été présentées n’entraient pas en ligne de compte pour moi. Et j’ai donc demandé à la directrice du centre d’hébergement pour jeunes enfants où j’avais été placé pendant 5 ans si elle ne voulait pas me prendre, elle. C’est ce qu’elle a fait. Émotionnellement, c’était exactement ce que je voulais. Elle a été la première mère d’accueil monoparentale. Je suis restée chez elle de 1999 à 2012, chez Bettina, mon amie.

Avez-vous une relation aussi profonde avec vos parents d’origine également ?

Ma mère vient me voir de temps à autre. J’ai peu de lien avec elle, plutôt comme à une parente éloignée. Avec mon père, les contacts sont très rares. La relation avec lui est aussi plutôt comme une relation à une lointaine connaissance.

Est-ce douloureux ?

Non, parce que j’ai connu des temps heureux en tant qu’enfant placé. Je refuse l’idée selon laquelle les enfants seraient « enlevés » à leurs parents par les autorités. Il y a, en effet, généralement une raison évidente à cela, cela vaut aussi pour moi, avec un père absent et une mère débordée. Un avis de mise en danger a été le déclencheur, mais pas la cause, de mon placement –qui était une bonne chose.

Et pourtant, de nombreux enfants placés en famille d’accueil mentionnent des incertitudes et des blessures.

On entend encore dire à l’heure actuelle : « Oh, tu as grandi en tant qu’enfant placé », ou « Qu’est-ce que tu as fait pour devoir partir ? ». On en sort évidemment pas indemne. Toute cette méconnaissance et toutes ces paroles en l’air ne sont pas une aide et certainement pas dans l’intérêt de l’enfant : Tout cela complique –dans le pire des cas– la relation aux parents nourriciers et aux parents d’origine.

Est-ce la raison pour laquelle vous vous engagez aujourd’hui ?

Entre autres, oui ! Il y a encore beaucoup à faire. C’est ce que j’ai remarqué. Aujourd’hui encore, on est stigmatisé en tant qu’« enfant placé ». La population n’a aucune connaissance sur le sujet et n’est pas sensibilisée. Même des professionnels sont souvent mal à l’aise lorsqu’ils ont affaire à des enfants placés. On est très loin d’une certaine normalité.

C’est ce que vous voulez changer –vous consacrez une partie de votre temps de travail aux enfants placés en famille d’accueil.

Je suis un jour par semaine au réseau d’aide à la jeunesse Integration, dans l’Emmental bernois. J’y accompagne des adolescents et je participe aux séances avec le psychiatre, les travailleurs sociaux et les pédagogues en tant qu’expert. En tant qu’« avocat émotionnel » des enfants placés, à qui l’on peut parler d’égal à égal, et qui peut attirer l’attention sur des points que les autres n’ont pas connu de par leur parcours biographique.

Cette implication des personnes touchées en tant qu’experts : Est-ce inhabituel ?

Oui. Trop souvent, on ne fait que parler de nous, et l’on ne parle que trop rarement avec nous. Mais peu à peu, j’observe un changement. Un exemple : Lorsque je me suis présenté il y a quelques années auprès d’une organisation spécialisée pour proposer mon aide, on ne savait au départ que faire de moi. J’ai pu cependant par la suite tenir un rôle d’expert dans le cadre d’un projet de recherche. On a reconnu la valeur de notre lot d’expériences. C’était un sentiment incroyablement agréable.

Le projet de recherche « Enfants placés en famille d’accueil – prochaine génération » travaille avec une approche participative. Sommes-nous sur la bonne voie ?

Oui, certainement. J’ai fait partie du premier groupe de parole. Cela a commencé très fort à Zurich. Il y a eu des échanges profonds, très riches en diversité. De nouvelles formes d’échange apparaissent aujourd’hui en divers endroits de Suisse. On a besoin de nous, personnes touchées, en tant que « groupe d’experts de l’expérience ». En tant que groupe, qui n’est pas seulement sollicité comme source, mais qui jouera à l’avenir aussi un rôle d’interlocuteur dans le cadre de nouveau réseaux émergents.

Qu’attendez-vous personnellement de ce projet ?

Même si une grande partie de l’aide aux enfants placés est réglementée au niveau cantonal, il faut à terme qu’il y ait un changement au niveau national. Il y a dans l’approche fédéraliste des lacunes évidentes. Il n’est pas possible que des enfants placés vivant dans des villages distants de cinq kilomètres, mais situés dans des cantons différents, puissent vivre des expériences aussi différentes les unes des autres. Ces enfants peuvent avoir de la chance, ou de la malchance. Ça n’est pas acceptable. Le projet peut faire bouger les choses ici dans le bon sens –par le biais de la recherche et de la politique. On pourra ainsi avoir une qualité accrue et sensibiliser la population.